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Douze ans s’étaient écoulés depuis cette brumeuse soirée d’automne, où, par la fenêtre de la cuisine paternelle, Kay Hallowell avait vu Horty Bluett grimper dans un camion tout bariolé de couleurs éclatantes. Ces années-là n’avaient pas été clémentes à la famille Hallowell. Ils avaient dû émigrer successivement dans une maison plus modeste, puis dans un simple appartement. C’est là qu’était morte la mère de Kay. Son père avait traîné quelque temps encore avant d’aller rejoindre sa femme, et Kay, à dix-neuf ans, avait dû quitter l’université, au cours de sa première année d’études supérieures, et se mettre à travailler afin de pouvoir aider son frère qui commençait sa médecine.

C’était maintenant une belle fille blonde et fraîche, prudente et calme, avec des yeux couleur de crépuscule. Le fardeau qui pesait sur ses épaules était bien lourd, mais elle tenait bon. Au-dedans d’elle-même elle avait très peur d’avoir peur, très peur de paraître impressionnable, influençable, ou de sembler manquer de volonté. Aussi affectait-elle extérieurement une attitude étudiée qui cherchait à affirmer au monde sa parfaite maîtrise de soi. Elle avait une tâche à remplir : celle de réussir matériellement dans son métier pour pouvoir aider Bobby à franchir les obstacles redoutables qui barrent l’accès d’une profession médicale. Elle devait, pour cela, garder sa dignité, se loger et se vêtir convenablement. Un jour peut-être aurait-elle le droit de se détendre, de jouir de la vie comme les autres, mais pour le moment il n’en était pas question. Et elle savait fort bien que ce jour n’était pas encore près d’arriver. Quand elle allait à un bal, à un spectacle, elle ne pouvait en jouir qu’avec prudence et devait toujours prendre bien garde que des sorties tardives, un nouveau sujet d’intérêt trop puissant, ou même le seul fait de se distraire, ne risquent de nuire à sa tâche. Et c’était vraiment bien dommage, car elle avait en elle de vastes réserves de joie qui ne demandaient qu’à s’épancher.

— Bonjour, monsieur le juge.

Comme elle le détestait cet homme, avec ses narines palpitantes et ses mains molles et blanches ! Le patron de Kay, M. T. Spinney Hartford, un des associés de la firme d’avoués Hartford et Hartford, était un homme plutôt sympathique, mais il avait malheureusement le don de s’acoquiner avec de bien étranges individus. Hélas ! dans les professions juridiques on ne peut pas toujours faire autrement.

— M. Hartford va vous recevoir tout de suite, monsieur le juge. Si vous voulez bien vous asseoir un instant en attendant...

« Pas là, surtout, pensait-elle. Aïe, ça y est ! voilà qu’il vient s’installer juste à côté de ma table. Enfin, c’est son habitude... »

Elle lui adressa un sourire impersonnel et alla à l’autre bout de la pièce se planter devant les classeurs métalliques, avant qu’il eût le temps de se lancer dans son habituel boniment : une sorte de bafouillage larmoyant, à peine compréhensible. Elle regrettait fort de devoir ainsi perdre son temps, car elle n’avait absolument rien à prendre dans les classeurs. Elle ne pouvait rester assise à sa place sans l’écouter poliment, et en revanche savait bien qu’il n’oserait pas crier d’un bout du bureau à l’autre ce qu’il avait à lui dire. Sa technique préférée consistait en effet à recourir à ce que les magazines pour midinettes appellent : « Une voix aussi basse que ses intentions. »

Elle sentait le regard humide du juge frôler sa nuque, ses hanches, suivre la couture de ses bas. Elle en eut soudain la chair de poule, et en éprouva une véritable démangeaison. Décidément, cela ne pouvait continuer ainsi. Peut-être serait-il encore moins odieux à subir de près que de loin. Peut-être pourrait-elle opposer une parade à ces traits contre lesquels elle n’était malheureusement pas cuirassée. Elle revint à sa table, lui adressa du bout des lèvres un deuxième sourire indifférent et fit surgir sa machine à écrire de son alvéole, dans un mouvement rapide de ressorts bien équilibrés. Elle y inséra une feuille de papier à lettres à en-tête et commença à taper rapidement.

— Miss Hallowell...

Elle ne s’interrompit pas.

— Miss Hallowell, répéta-t-il en se penchant en avant et en lui prenant le poignet. Je vous en prie, ne travaillez pas à force comme cela. Nous n’avons que si peu de temps à être ensemble...

Elle laissa ses mains retomber sur ses genoux, une de ses mains plus exactement, car l’autre était emprisonnée dans celles du juge, ces mains blanches et molles qu’elle haïssait. Elle la lui abandonna sans résistance et il finit par la lâcher. Elle croisa les mains et les regarda fixement. Cette voix, mon Dieu... Elle était certaine que si elle levait la tête elle apercevrait un petit filet de bave sur le menton du juge.

— Vous disiez ? demanda-t-elle.

— Vous vous plaisez, ici ?

— Beaucoup. M. Hartford est très bon pour moi.

— C’est un homme très aimable, très compréhensif...

Un silence. Kay sentit qu’elle devait avoir l’air si bête en contemplant ainsi ses mains qu’elle ne put s’empêcher de lever la tête.

— Ainsi donc, vous comptez rester chez lui assez longtemps ? reprit-il.

— Je ne vois pas pourquoi... Enfin, oui, j’espère...

— L’homme propose... murmura-t-il.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Etait-ce une menace de la faire renvoyer ? En quoi son travail regardait-il ce grotesque et visqueux individu ? « M. Hartford est un homme très compréhensif... » Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! M. Hartford était avoué et il avait souvent des affaires à plaider devant le tribunal présidé par le juge. Il y en avait de très délicates, et une simple nuance d’interprétation des textes pouvait avoir une importance capitale... « Très compréhensif... » Naturellement, M. Hartford était compréhensif. Il fallait bien qu’il gagnât sa vie.

Kay attendit la suite. Oh ! pas bien longtemps...

— J’avais cru comprendre que, dans deux ans, vous n’auriez plus besoin de travailler ici ?

— P... pourquoi ? Oh ! je comprends... Comment êtes-vous au courant ?

— Ma chère enfant, dit-il avec une fausse modestie parfaitement odieuse, je connais tout de même le contenu de mes propres dossiers. Votre père était un homme très prévoyant, très avisé. Quand vous aurez atteint votre majorité, vous entrerez en possession d’une somme assez rondelette, n’est-il pas vrai ?

« Ça ne te regarde pas, espèce de vieux satyre », pensait-elle.

— Oh ! monsieur le juge, ajouta-t-elle tout haut, cela ne fera guère de différence. Cet argent est destiné à mon frère Bobby. Il lui permettra de terminer ses études et même, s’il désire se spécialiser, de les prolonger d’une année. Evidemment, à ce moment-là nous n’aurons plus d’inquiétudes à avoir, tandis qu’actuellement nous arrivons tout juste à nous maintenir à flot, mais, de toute façon, je continuerai à travailler.

— Parfait, parfait...

Les narines du juge se dilatèrent ; Kay se mordit la lèvre et baissa de nouveau les yeux sur ses mains.

— Vous êtes ravissante, dit-il d’une voix de connaisseur.

Une fois de plus elle attendit la suite. Le troisième mouvement de cette étrange partie d’échecs ne tarda guère. Le juge soupira.

— Saviez-vous, dit-il, que la fortune de votre père servait de nantissement à une association commerciale qu’il avait faite, voici bien longtemps, avec un ami ?

— Je... je l’avais entendu dire. Mais le contrat dont vous parlez a été détruit lors de la dissolution de l’association qui se trouvait absorbée dans l’affaire de camionnage de papa.

— Un exemplaire au moins du contrat n’a pas été détruit. Je l’ai encore en ma possession. Votre père était un homme excessivement confiant.

— C’est un compte qui a été réglé depuis longtemps, monsieur le juge, et plutôt deux fois qu’une.

Les yeux de Kay prenaient dans ses moments de colère la teinte gris ardoise d’une nuée orageuse.

Le juge se renversa en arrière et plaça les unes contre les autres les extrémités de ses doigts.

— C’est une question qui pourrait se plaider, dit-il. L’affaire viendrait sûrement devant mon tribunal, soit dit entre parenthèses.

Il pouvait lui faire perdre sa place. Il pouvait même peut-être lui prendre son argent et en même temps anéantir la carrière de Bobby... Quant à l’autre terme du dilemme, elle savait qu’elle n’allait pas tarder à le connaître.

Elle ne se trompait pas.

— Je me sens tellement seul depuis la mort de ma pauvre femme, miss Hallowell...

Kay se souvenait bien de la pauvre femme en question, une créature méchante et bête, tout juste assez maligne pour tenir le ménage de son mari avant qu’il fût nommé juge, mais rien de plus.

— Je n’ai jamais rencontré personne pour qui j’éprouve une telle attirance, reprit-il. Vous êtes belle et vous devez être intelligente. Vous mériteriez d’aller très loin. J’aimerais beaucoup vous connaître davantage.

« Plutôt crever ! »

— Vraiment ! dit-elle d’une voix niaise, toute hérissée de dégoût et de crainte.

Il se fit plus explicite.

— Une jeune fille aussi jolie que vous, qui a une place qui lui plaît, et un petit magot qui l’attend, peut faire son chemin dans la vie... si tout marche bien. (Il se pencha vers elle :) A partir d’aujourd’hui, je vous appellerai Kay. Je suis sûr que nous nous comprenons, vous et moi.

— Non !

Elle avait dit cela précisément parce qu’elle ne le comprenait que trop, mais il fit mine de s’être trompé sur le sens de son exclamation.

— Dans ce cas, je me ferai un plaisir de m’expliquer plus en détail, dit-il en ricanant. Voulez-vous ce soir ? Assez tard dans la soirée, bien entendu. Un homme dans ma position ne peut pas... euh... la femme de César, vous savez...

Kay resta muette.

— Je connais une petite boîte très sympathique, poursuivit le juge. Le Club Nemo, dans Oak Street. Vous connaissez ?

— Je crois que... que je suis passée devant, dit-elle avec effort.

— Disons à 1 heure du matin, conclut-il gaiement.

Il se leva et se pencha au-dessus d’elle. Il sentait la lotion rance.

— Il me serait désagréable de veiller pour rien, dit-il. Je compte absolument sur vous.

Les pensées de la jeune fille dansaient une sarabande affolée. Elle était furieuse et en même temps elle avait peur : deux émotions qu’elle s’efforçait depuis des années d’éviter. Elle avait envie de faire diverses choses : d’abord se mettre à hurler, puis rendre son petit déjeuner séance tenante, puis dire au juge ce qu’elle pensait de lui et se ruer dans le bureau de M. Hartford pour lui demander si ceci, cela et encore autre chose, faisaient bien partie de ses devoirs de parfaite secrétaire.

Mais il lui fallait aussi penser à Bobby, si près maintenant de la fin de ses études. Elle savait, par expérience, ce que c’est que d’interrompre des études sans espoir de les reprendre jamais. Le pauvre M. Hartford si tatillon, si craintif, n’avait pas pour deux sous de malice, mais il ne saurait sûrement pas comment se comporter dans une telle circonstance. Et puis, après tout, il fallait aussi tenir compte d’une autre chose dont le juge ne semblait pas soupçonner l’existence : la capacité bien éprouvée que possédait Kay de toujours retomber sur ses pieds et qu’elle avait déjà si souvent montrée.

Aussi, au lieu de céder à une des envies qui la démangeaient pourtant furieusement, elle se contenta de sourire avec candeur.

— Nous verrons... dit-elle.

— Nous nous reverrons, rectifia-t-il. Désormais nous nous reverrons beaucoup.

De nouveau elle sentit errer sur sa nuque, puis à la hauteur de sa poitrine, le regard humide du juge qui s’éloignait d’elle, à reculons. Une petite lampe rouge s’alluma sur son téléphone.

— M. Hartford vous attend, monsieur Bluett, dit-elle.

Il lui pinça la joue.

— Appelez-moi donc Armand, murmura-t-il. Quand nous serons seuls, bien entendu...